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Quand l’art et la patience défiaient les siècles

Du temps médiéval à l’urgence contemporaine : que reste-t-il de notre rapport au temps ?

Notre rapport au temps a profondément changé depuis la révolution industrielle, et cette transformation s’est encore intensifiée ces dernières années. Nous vivons dans l’ère de l’instantané : en quelques clics, nous pouvons générer un texte, une image et même un site web en entier. L’automatisation, via l’intelligence artificielle, a profondément changé non seulement notre rapport au temps, mais également l’investissement de soi dans ce que l’on fait. Car pour créer, il faut incarner la pensée et le geste, s’imprégner de ce que l’on conçoit afin de se l’approprier.

De nos jours, nous sommes souvent contraints de faire toujours plus avec moins, obsédés par la rentabilité et la performance immédiate. Le moment présent lui-même semble devenu obsolète, balayé par l’urgence de faire, de publier, de passer à la suite.

Dans cette frénésie du toujours « faire plus vite », je vous invite à faire un pas de côté et à évoquer quelque chose qui, à l’opposé, a pris un temps immense… ce temps du Moyen Âge où la valeur d’une œuvre résidait autant dans sa durée de réalisation que dans sa beauté ou sa spiritualité.

Grandeur silencieuse d’un chef-d’oeuvre roman
Prenons la Bible de Winchester, un manuscrit monumental du XIIe siècle (qui comprend quatre volumes1), réalisé en Angleterre. Elle fait partie des plus grands manuscrits bibliques produits à cette époque dans ce pays. Son état de conservation est si remarquable qu’elle nous donne l’impression d’avoir été réalisée la veille1… alors que plus de huit siècles nous séparent de sa création !

Winchester Bible, 1160 and 1175. Image : Wikimedia Commons, domaine public.

Les volumes ont nécessité 250 peaux de veau2. Non seulement il a fallu du temps pour se procurer ces peaux, mais il faut savoir que le processus de préparation du parchemin était à la fois complexe et coûteux : les méthodes de traitement des peaux d’animaux nécessitaient de longues opérations qui pouvaient durer des semaines.

La rédaction des 936 pages de la Bible fut réalisée par un seul scribe2 ! Sachant qu’une page d’écriture pouvait prendre une journée entière, on imagine facilement que l’ouvrage a dû nécessiter plusieurs années de travail3. Et c’est sans compter les miniatures : six artistes œuvrèrent sur les illustrations de la plus ambitieuse de toutes les éditions bibliques réalisées à l’époque romane. Le travail de ces artistes s’échelonna sur une période d’environ 25 ans3.

Même si le texte fut achevé, plusieurs miniatures n’ont jamais été terminées. Ce phénomène était courant dans les grands projets médiévaux et s’explique par une combinaison de facteurs : mort ou retrait des mécènes, interruption du travail des artistes, contexte politique instable, manque de fonds, ou encore la réorganisation des ateliers au fil des décennies.

Image inachevée de l’Ecclésiaste par le Maître des Figures Bondissantes. Livre de l’Ecclésiaste, V, Bible de Winchester, fol. 268. Photographie de John Crook.
https://www.metmuseum.org/fr/exhibitions/listings/2014/winchester-bible/blog/posts/making-of-the-winchester-bible

Le temps sacré qui rythme le monde
Autre exemple marquant : la réalisation des Très Riches Heures du duc de Berry, qui s’étendirent sur plus de 60 ans. Cet ouvrage fut commandé par le duc Jean de Berry vers 1412-1416, à une équipe de frères enlumineurs flamands : les frères de Limbourg4.

https://les-tres-riches-heures.chateaudechantilly.fr/
double page, folio 1 verso et folio 2 recto

Le duc et les frères limbourgeois décédèrent subitement, probablement lors de l’épidémie de peste au début de l’année 14165. L’oeuvre demeura inachevée durant plusieurs décennies. Ce n’est que 69 ans plus tard, en 1485, qu’elle fut terminée par un peintre de Bourges nommé Jean Colombe, à la demande du duc Charles 1er4. Des recherches suggèrent que, quelque 45 ans plus tôt, le manuscrit aurait possiblement été entre les mains du grand Barthélemy d’Eyck, le temps de terminer le calendrier du mois d’octobre et d’achever quelques illustrations5.

L’œuvre renferme un célèbre calendrier composé de douze miniatures représentant les mois de l’année. Si les livres d’heures présentaient souvent un calendrier illustrant ces douze mois, il était en revanche assez rare que chacun de ces mois fasse l’objet d’une miniature pleine page, plutôt que d’être simplement regroupés dans le calendrier précédant la série des heures proprement dites6. Cette innovation, qui consiste à traiter chaque mois comme une véritable scène narrative et picturale pleine page, confère aux Très Riches Heures un statut exceptionnel dans l’histoire de l’enluminure.

Frères de Limbourg, Les Très Riches Heures du duc de Berry (Calendrier : Septembre), 1411–1416

Les miniatures des calendriers (par exemple, le mois de septembre ci-dessus) représentent un temps cyclique, reflété par la régularité du travail agricole et les cycles de la lune, du soleil et des constellations, perçus comme les signes d’un rythme imposé par Dieu à l’univers. Ce temps n’est pas seulement cosmologique : il est sacré, structuré par le rythme des fêtes et offices religieux, et mis en harmonie avec l’ordre divin de l’univers — bien loin du temps linéaire et orienté vers la performance qui caractérise notre époque.

Ce contraste met en lumière une conception du temps où l’être humain se perçoit comme inscrit dans une continuité cosmique plutôt que comme un artisan pressé, emporté par l’urgence de produire.

Dans l’illustration ci-dessus, le zodiaque inscrit autour et à l’intérieur du corps humain illustre une invention emblématique du Moyen Âge, pleinement développée à partir du XIIIᵉ siècle. Ce type d’image reflète la croyance selon laquelle l’être humain constitue un microcosme, c’est-à-dire un reflet ordonné du macrocosme, de l’univers tout entier6. Elle nourrit l’idée d’un monde cohérent où chaque élément répond à un principe supérieur d’harmonie.

Lecture bénédictine du temps
La Règle de Saint Benoît, rédigée au VIᵉ siècle, offre un éclairage intéressant sur ce rapport médiéval au temps. Dans le monde monastique, le temps n’est jamais un adversaire à maîtriser, mais un cadre structurant, voire un allié. Il devient un espace de maturation plutôt qu’une ressource à exploiter.

Le principe bénédictin d’ora et labora, la pratique de l’alternance entre la prière et le travail, inscrit chaque activité dans un rythme régulier qui oppose résistance à toute forme de précipitation. L’enlumineur, comme le moine, avance par gestes mesurés : la lenteur n’est pas un défaut, mais une condition nécessaire pour que le travail devienne offrande. Ainsi, le geste lent était perçu comme une forme de prière en action.

Le temps habité
Dans ces magnifiques manuscrits enluminés, nous avons une métaphore du temps historique : il y eut le temps d’intention (la demande du commanditaire), le temps de latence (oeuvre inachevée) et le temps de reprise (où un autre artiste projeta son regard de peintre quelques décennies plus tard).

Chaque oeuvre enluminée est un détail de précision qui s’étale sur plusieurs jours, mois ou années. La superposition des couches de peinture, le soin apporté aux détails et l’application de l’or relevaient d’un temps artisanal, lent et mesuré. Ces exemples illustrent parfaitement le rapport au temps dans l’art médiéval : sa continuité malgré les ruptures, et l’idée que les œuvres pouvaient traverser plusieurs générations sans perdre leur sens.

Enluminure du «Titus Livius, Ab Urbe condita » Français 263 BnF.

On peut faire un parallèle avec les cathédrales, dont la réalisation s’échelonna durant des décennies. Comme les enlumineurs, les bâtisseurs de cathédrales travaillaient dans une temporalité qui dépassait leur propre vie : ils savaient qu’ils ne verraient jamais l’œuvre achevée, mais contribuaient malgré tout à une création collective inscrite dans la durée et au-delà de leur existence individuelle.

Le temps n’était pas un obstacle ni une anomalie à dépasser à tout prix comme il l’est aujourd’hui. Il était le fil même de la création : le temps long façonnait la profondeur, nourrissait la spiritualité, révélait le savoir-faire. Chaque geste participait à une œuvre qui dépassait la simple vie humaine, défiant le temps et l’urgence qui nous gouvernent aujourd’hui. Ce temps était habité, et non consommé.

« Que fais-tu comme travail ? », demanda un passant à l’un des deux hommes.
« Je pose des briques », dit l’homme lassé par la répétition de ses gestes sans sens.
« Et toi, que fais-tu ? »
« Moi, je bâtis une cathédrale », dit l’autre, les yeux levés vers ce qu’il imaginait déjà devenir une œuvre immense.

Je conclurais en disant que, non seulement la course contre la montre que nous menons aujourd’hui a des répercussions sur la gestion du temps lui-même, mais elle contribue surtout à un effacement du sens des tâches individuelles : dépourvues de tout projet global, elles deviennent mécaniques et aliénantes, préparant les conditions mêmes de l’épuisement.

Références :
1https://gayemack.com/2012/09/24/the-making-of-the-winchester-bible/
2Ingo F. Walther et Norbert Wolf, Codices illustres. Les plus beaux manuscrits enluminés du monde, 400 à 1600, Cologne, Éditions Taschen, p. 136.
3https://www.metmuseum.org/fr/exhibitions/listings/2014/winchester-bible/blog/posts/making-of-the-winchester-bible
4Ingo F. Walther et Norbert Wolf, Codices illustres. Les plus beaux manuscrits enluminés du monde, 400 à 1600, Cologne, Éditions Taschen, p.281
5https://www.britannica.com/biography/Limbourg-brothers
6Ingo F. Walther et Norbert Wolf, Codices illustres. Les plus beaux manuscrits enluminés du monde, 400 à 1600, Cologne, Éditions Taschen, p.283

Les réglures dans les manuscrits médiévaux

Un travail invisible, mais fondamental

Quand on regarde un manuscrit ancien, on est souvent captivé par la magnificence des enluminures qu’il contient et par les textes patiemment tracés par les scribes. Mais ces derniers réalisaient également une étape importante, souvent discrète mais essentielle et dont on parle très peu : les réglures.

Avant même de tracer la moindre lettre, le scribe devait structurer chaque page avec précision. Ce travail préparatoire constituait le fondement de l’organisation du manuscrit.

Mais avant d’aller plus loin, voyons ensemble le rôle du scribe.

Bible d’Hambourg, GKS 4, 2°, vers 1255

La mission du scribe
Pour comprendre l’importance des réglures, il est essentiel de se replonger dans le contexte historique de l’époque. Le scribe travaillait principalement dans les monastères, où il avait pour mission de recopier les textes sacrés. C’était un travail répétitif, laborieux, et surtout minutieux.

Dans les traditions bénédictines et cisterciennes, inspirée de la Règle de saint Benoît (rédigée au VIe siècle par Benoît de Nursie)1, le travail manuel faisait partie intégrante de la vie monastique. La copie des textes répondait non seulement à des besoins liturgiques et spirituels, mais elle était aussi perçue comme une forme de prière en action.

Benoît de Sainte-Maure, Roman de Troie, XIVe siècle. BnF, ms. 782, fᵒ. 2 vᵒ.
Sophie Cassagnes-Brouquet, La passion du livre au Moyen Âge, Rennes, Éditions Ouest-France, p. 19.

Ainsi, le rôle du scribe était méritoire et élevé au rang de sacré :
« C’est une noble tâche que de copier des livres sacrés, et le scribe ne manquera pas sa récompense. Il est préférable d’écrire des livres que de planter des vignes : celui-là entretient son ventre, celui-ci son âme. »2 On disait même « qu’autant de péchés étaient absous au purgatoire qu’il y avait de lignes et de points dans un livre. »3

La préparation des réglures
Une fois le parchemin (peau animale) préparé et prêt à l’emploi, il pouvait être remis au scribe. Avant même de commencer à écrire, ce dernier devait d’abord préparer la mise en page du support. C’est à cette étape qu’intervenait la réglure : un ensemble de lignes tracées horizontalement et verticalement, destinées à structurer la page.

Il est intéressant de noter que, tout comme les livres imprimés modernes, les manuscrits médiévaux sont généralement plus hauts que larges. Pourquoi ? Parce que la peau animale utilisée comme parchemin est naturellement de forme oblongue. Lorsqu’elle est pliée pour former des cahiers, le format qui en résulte est logiquement plus allongé que large.4

Les réglures définissent l’emplacement du texte, des marges, des colonnes, et la place réservée aux lettrines, aux décors et même aux illustrations. En ce sens, elles agissent comme la portée pour un compositeur de musique.

Source : archives personnelles.

Dans ma propre pratique, j’utilise une mine de plomb pour tracer les réglures. Mais à l’époque médiévale, les premières réglures étaient principalement réalisées à la pointe sèche (outil pointu), avant que l’usage du plomb puis de l’encre ne se généralise.

Les techniques des scribes
Les scribes réalisaient des petites perforations, appelées piqûres (petits trous), sur les bords de la page. À l’aide de ces repères, le scribe pouvait ensuite reporter les réglures de manière uniforme sur plusieurs feuillets.5

Source : archives personnelles.

Grâce à l’usage de la pointe sèche, il était possible de tracer simultanément le recto et le verso d’un feuillet — voire plusieurs feuillets empilés — ce qui représentait un gain de temps appréciable. Ensuite, il ne restait plus qu’à relier les points perforés par un trait.

À propos des bifeuillets
Le terme bifeuillet désigne une feuille pliée en deux, donnant deux feuillets (ou quatre pages). On utilise également le terme latin bifolium dans les études codicologiques.

Je vous invite à visionner cette courte vidéo qui complète mon explication sur la composition d’un cahier. Bien qu’elle soit en anglais, elle est très visuelle et donc facile à comprendre.

Dans certains manuscrits conservés, on peut encore apercevoir ou sentir sous les doigts les traces de ces réglures, véritables témoins du travail préparatoire accompli par le scribe.

Source : Walters Art Museum, W.7, f. 10r. © 2011 Walters Art Museum, licence CC BY-SA.

L’importance codicologique des réglures
Les réglures ne servaient pas uniquement à organiser visuellement le texte : elles ont aujourd’hui une valeur précieuse pour les codicologues, ces spécialistes des manuscrits anciens. En effet, les techniques de réglure peuvent permettre de dater un manuscrit, d’en identifier l’origine géographique, ou de retracer l’évolution du travail des copistes.

Par exemple, à partir du XIIe siècle, l’usage du plomb pour tracer les réglures devient courant. On continue d’utiliser des piqûres pour marquer les repères, mais celles-ci sont désormais reliées par des traits tracés à la mine de plomb, plus visibles que ceux de la pointe sèche.

Ainsi, dans ce détail, on peut voir les piqûres régulières à droite, qui orientent le texte écrit par le scribe à gauche.

Avranches, BM, 4, ff. 28v-29r, Source : Bibliothèque virtuelle du Mont Saint-Michel

À la fin du Moyen Âge, l’utilisation de l’encre pour les lignes devint de plus en plus courante. Elle était parfois très visible dans le dessin de la page, tel qu’on peut l’apercevoir dans cet extrait de Le Roman de la rose (XIVe siècle).

Sources : archives personnelles. Exposition Chevaliers, mai à octobre 2025 au musée Pointe-à-Callière, Montréal.

Les réglures sont donc bien plus qu’un simple outil de mise en page : elles témoignent du savoir-faire des scribes, de la rigueur du travail monastique et de l’intelligence silencieuse à l’œuvre dans chaque manuscrit médiéval.

Un commanditaire rend visite à un scribe, XVe siècle. BnF, ms. lat. 4915, fᵒ. 1.
Sophie Cassagnes-Brouquet, La passion du livre au Moyen Âge, Rennes, Éditions Ouest-France, p. 23.

Fait intéressant à noter : bien que l’imagerie populaire représente souvent les moines copistes écrivant à la lueur des bougies, cette vision est inexacte en raison du risque élevé d’incendie6. L’écriture s’effectuait principalement à la lumière naturelle, dans des espaces orientés vers le soleil, en accord avec les rythmes saisonniers et les heures canoniales de la vie monastique.7

Références :
1https://agora.qc.ca/documents/Monachisme–La_regle_de_Saint-Benoit_par_Emile_Levasseur
2Sophie Cassagnes-Brouquet, La passion du livre au Moyen Âge, Rennes, Éditions Ouest-France, p. 18.
3Ingo F. Walther et Norbert Wolf, Codices illustres. Les plus beaux manuscrits enluminés du monde, 400 à 1600, Cologne, Éditions Taschen, p. 20.
4Christopher De Hamel, Une histoire des manuscrits enluminés, Éditions Phaidon, p.89.
5Christopher De Hamel, Une histoire des manuscrits enluminés, Éditions Phaidon, p.91.
6https://www.laphamsquarterly.org/roundtable/words-without-borders
7https://www.newliturgicalmovement.org/2025/02/the-rhythms-of-day-and-night-in-rule-of.html

Les mystères des palimpsestes : un voyage dans le temps

Des manuscrits oubliés qui auraient pu changer la face du monde

L’étude des manuscrits anciens est passionnante !
Ces témoins silencieux de l’histoire nous permettent de remonter le temps pour explorer les connaissances, les croyances et le quotidien de nos lointains ancêtres.

Encore de nos jours, ils fascinent, et on continue d’en découvrir — certains n’ont même jamais été lus ni étudiés depuis des siècles !

On estime qu’environ un million de manuscrits médiévaux ont traversé les siècles jusqu’à nous. Mais ce chiffre ne représente qu’environ 9 % de la production totale de l’époque : il y aurait donc eu plus de 11 millions de manuscrits créés au Moyen Âge, dont la grande majorité a été perdue ou détruite…1

Source : Tableau de Bernard Vernochet réalisé pour la ville d’Avranches en 1993.
Livre « L’enluminure romane au Mont-Saint-Michel », édition Ouest-France, p.135.

Le parchemin, principalement fabriqué à partir de peaux de veau, de mouton ou de chèvre, était l’un des supports d’écriture privilégiés au Moyen Âge. Sa fabrication, longue et complexe, pouvait prendre plusieurs semaines. Il en résultait un matériau solide… et coûteux. Sa rareté le rendait précieux.

Pour cette raison, il arrivait qu’un scribe efface un texte considéré comme secondaire — soit par grattage à la lame, soit par lavage — afin de réutiliser le parchemin pour y écrire un nouveau texte.
Ce procédé de recyclage médiéval porte un nom : le palimpseste. Le mot vient du grec ancien palimpsêstos (παλίμψηστος), qui signifie « gratté de nouveau ».2

Mais un texte effacé n’est pas nécessairement perdu.
Parfois, il est possible de distinguer à l’œil nu une faible trace d’écriture sous le texte visible.

Source : Wikimedia Commons
Codex Guelferbytanus 64 Weissenburgensis
(texte inférieur date du IVe et celui supérieur date du XIIIe siècle).

Il ne faut pas croire que seuls des textes jugés « peu importants » étaient effacés : certains écrits étaient volontairement supprimés pour des raisons politiques ou religieuses. Notamment des textes païens, hérétiques ou considérés comme obsolètes, ont ainsi pu être effacés pour faire place à des écrits plus conformes à la doctrine dominante de l’époque.

Par exemple, des traités médicaux ou scientifiques antiques ont pu être effacés dans des monastères pour copier des textes religieux. On retrouve un exemple souvent cité dans le cas du palimpseste d’Archimède… mais l’histoire est bien plus surprenante.

Le palimpseste d’Archimède
Ce fascinant manuscrit contient les copies d’écrits rédigés au IIIe siècle avant notre ère par Archimède de Syracuse, l’un des plus grands savants de l’Antiquité. C’est en 1906 que ses traités ont été redécouverts dans un manuscrit effacé puis réutilisé — le fameux palimpseste d’Archimède.

À la stupéfaction des chercheurs, l’étude de ses écrits a révélé que le mathématicien utilisait des concepts très avancés pour son époque, certains anticipant même ceux du calcul infinitésimal développé près de 1800 ans plus tard par Newton !3 Imaginez si ses découvertes avaient été comprises et diffusées dès le Moyen Âge… Aurions-nous assisté à une révolution scientifique dès la Renaissance, changeant ainsi la face du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui ?

Palimpseste d’Archimède
Source : Unbekannt Private – Collection Bridgeman Images

Il est important de souligner qu’aucun manuscrit original d’Archimède n’a survécu. Ses écrits ont été copiés par des scribes byzantins chrétiens au Xe siècle après J.-C. Sans leur travail de transmission, l’œuvre de ce génie antique aurait pu disparaître à jamais. Le simple fait que ce codex ait existé démontre que certains chrétiens se souciaient de l’œuvre d’Archimède et souhaitaient la préserver4 — ce qu’on oublie parfois, car l’idée contraire est souvent véhiculée.

Mais au XIIIe siècle, après la chute de Constantinople et le chaos qu’elle engendra, le manuscrit fut déplacé à Jérusalem. Il tomba entre les mains d’un prêtre chrétien qui, n’ayant sans doute pas de parchemin disponible pour rédiger son livre de prière, sacrifia, sans le savoir, une œuvre scientifique majeure pour un usage liturgique.4

Mais ce n’est pas le seul exemple marquant
Un autre exemple célèbre est le Codex Ephraemi Rescriptus, un manuscrit de vélin d’origine égyptienne rédigé en écriture grecque onciale au Ve siècle.5 Il est exceptionnel car il contient l’un des plus anciens témoins de la Bible grecque, comprenant à l’origine une large portion de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ce codex est considéré comme crucial pour l’histoire du texte biblique, grâce à son ancienneté et à la richesse des passages qu’il a conservés. Ces textes ont été grattés au XIIe siècle pour y recopier des sermons de saint Éphrem le Syrien, traduits du syriaque.6 Ce palimpseste est conservé à la Bibliothèque nationale de France.

Codex Ephraemi Rescriptus
Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8470433r

D’autres palimpsestes, moins célèbres, renferment des œuvres rédigées dans des langues aujourd’hui rares ou disparues — comme le syriaque, le copte ou le palmyrénien — contribuant ainsi à préserver la mémoire de cultures oubliées.

Redécouverte grâce aux technologies modernes
Aux XIXe et XXe siècles, on a tenté de faire réapparaître ces textes effacés à l’aide de produits chimiques ou de lumière ultraviolette, mais ces techniques ont parfois endommagé les manuscrits. Aujourd’hui, grâce aux avancées numériques — notamment l’imagerie multispectrale — il devient beaucoup plus facile de découvrir ce que renferment ces couches cachées, sans les abîmer.

Exemple de numérisation multispectrale
Source : BnF. Imagerie multispectrale
https://manuscripta.hypotheses.org/7559

Il existe même, plus rarement, des doubles palimpsestes : des manuscrits sur lesquels deux effacements successifs ont eu lieu, avec trois couches d’écriture superposées.

Dans le cas du Palimpseste d’Archimède, l’imagerie multispectrale a d’abord été utilisée, mais c’est l’accélérateur de particules qui a permis d’aller plus loin dans les découvertes.7

En 2005, au Stanford Linear Accelerator Center (Californie), l’imagerie par fluorescence de rayons X (une technique utilisant un synchrotron) a permis de cartographier chimiquement l’écriture cachée du manuscrit. Le physicien Uwe Bergmann eut l’idée d’utiliser un accélérateur de particules pour détecter de très faibles quantités de fer présentes dans l’encre. Bien que ces encres aient été effacées, les éléments chimiques qu’elles contiennent peuvent encore être « excités » par les rayons X, ce qui les fait émettre une fluorescence caractéristique, révélant l’écriture disparue.7

Le palimpseste d’Archimède
Source : Walters Art Museum Illuminated Manuscripts

Un mythe tenace : le port des gants !
J’en profite également pour défaire une fausse croyance concernant la manipulation des manuscrits anciens : non, il ne faut pas porter de gants ! Il faut manipuler les manuscrits avec des mains propres et sèches. Porter des gants en coton pour tenir ou tourner les pages d’un livre ou d’un manuscrit réduit la dextérité manuelle et augmente le risque de dommages. Les gants ont également tendance à transférer la saleté, en plus de déloger les pigments ou l’encre de la surface des pages.

Pour conclure, la redécouverte des palimpsestes permet de restituer des textes perdus, d’éclairer des pans entiers de l’histoire littéraire, scientifique, philosophique ou religieuse, et d’enrichir notre connaissance du passé. D’où leur importance pour les philologues, ces chercheurs qui consacrent leur vie à l’étude critique et historique des textes anciens.

Avec des milliers de palimpsestes encore à découvrir et de nouvelles technologies qui ne cessent d’émerger, il est fort probable que d’autres découvertes majeures viendront encore nous surprendre !

Références :
1 Notes de cours : Lecture des sources manuscrites, cours HIS4023, UQAM
2 Wikipédia « Palimpseste »

3 Sciences News « Ancient Infinities« 
4 Tales of Times Forgotten « The Truth about the Archimedes Palimpsest »
5 Wikipédia « Codex Ephraemi Rescriptus »
6 Encyclopædia Britannica « Codex Ephraemi Rescriptus »

7 NBC News « Physicists use X-rays to read Archimedes’ works »

Les bulles papales

Quand les pas du pèlerin croisent des sceaux historiques et les secrets du Vatican

Au printemps 2019, j’ai marché un des chemins de Compostelle : le Camino Francès. J’ai traversé l’Espagne à pied, de Saint-Jean-Pied-de-Port (village situé en France, au pied des Pyrénées) jusqu’au bord de la mer (Finisterre, en Espagne) en passant bien sûr par la mythique cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle !
Comme on peut s’en douter, ce genre de périple réserve toujours son lot de surprises… !

Alors que j’arrivais de bon matin au village de Castrojeriz (Espagne), je suis entrée dans la Iglesia de Santa María del Manzano pour faire la visite d’une petite exposition locale. Pour 1 euro, on peut dire que j’en ai eu pour mon argent…

castrojeriz Vu sur le village de Castrojeriz, en provenance de Hontanas.

Fraîchement sortie de mon cours universitaire Lecture des sources manuscrites (initiation à la paléographie), qu’elle ne fut pas ma surprise de tomber sur ce qui semble être une authentique bulle papale !

Bien que toutes les bulles papales aient été produites à Rome (et soient donc conservées dans les archives du Vatican) il est possible d’en retrouver dans les lieux où elles ont été envoyées. 

Dans ce cas-ci, nous avons affaire à une bulle du pape Julius II (merci à mon professeur pour cette identification !). Son vrai nom est Giuliano della Rovere : lorsqu’il fut élu pape par l’Église catholique le 1er novembre 1503, il reçut le nom de Jules II. Mais, comme le veut la tradition papale, il prit le nom latin de Julius II. Son pontificat s’est étendu de 1503 à 1513. C’est ce pape ambitieux qui commanda à Michel-Ange, les fresques du plafond de la chapelle Sixtine, à Rome.

bulle papale1

Qu’est-ce qu’une bulle papale (ou pontificale) ?

La bulle, ou bulla en latin, désigne le sceau apposé sur les lettres et chartes papales pour les authentifier. Elle sert de moyen formel pour communiquer des actes de haute importance dans l’Église catholique, tels que des décrets, des nominations, la création de diocèses, la désignation de cardinaux, etc. 

Le texte est calligraphié en minuscule papale (carolingienne) et on retrouve la présence de longues hastes. On peut remarquer des lettres allongées sur la première ligne (elles deviennent davantage communes après le XIe siècle). C’est également à partir de ce siècle que les bulles sont rédigées sur du parchemin (elles furent longtemps faites sur du papyrus).

Ce document officiel pontifical, produit par la chancellerie apostolique (qui gère les documents et les actes officiels émis par le Saint-Siège, soit l’Église catholique romaine), est scellé avec un sceau en plomb et sécurisé par un fil de soie.

bulle papale3

À noter qu’à l’époque, les documents royaux ou administratifs arboraient des sceaux en argent ou en or (tel les lettres royales, par exemple). Les documents moins importants étaient scellés avec un cachet de cire.

Langue de la bible et de la liturgie, le latin fut longtemps considéré comme une langue sacrée. Les langues vernaculaires firent peu à peu leur apparition, rendant les écrits plus accessibles et compréhensibles aux populations locales. 

bulle papale2

Toutefois, j’ignore le contenu du message que contient cette bulle papale. J’ai traduit de l’espagnol au français, les panneaux explicatifs alentours du documents, mais il n’y avait aucune information disponible. Du moins, je n’en ai pas vu.

Maintenant, une autre belle surprise m’attendait sur mon parcours compostelien… ! Après une longue journée de marche et un bon repas, j’arpentai les rues de la ville avec enthousiasme : j’allais bientôt tomber, au détour d’une rue, sur un véritable château des templiers !

Château des templiers, Ponferrada, Espagne.

Des décennies de recherches menées dans les archives secrètes du Vatican ont permis de révéler les secrets enfouis pendant des siècles concernant des procès intentés contre les Templiers. En effet, c’est en 2007 que le Vatican a officiellement publié des documents confirmant que l’ordre avait été absous par le pape Clément V, et qu’il fut victime d’un procès injuste. Ces révélations ont également inspiré plusieurs documentaires consacrés à l’affaire, notamment sur le rôle décisif du roi de France Philippe IV le Bel.

Les procès contre les Templiers, au début du XIVe siècle, sont largement liés à la manœuvre politique de Philippe IV, qui, en 1307, ordonna l’arrestation des Templiers sous des accusations d’hérésie, de reniement du Christ et de rituels secrets. Ce fut avant tout une stratégie pour s’emparer de leur richesse. Les accusations, souvent obtenues sous la torture, ont conduit à des témoignages contradictoires et peu fiables. Le pape Clément V, sous pression, prononça la dissolution de l’Ordre en 1312.

Aujourd’hui, des fac-similés des documents liés à ces procès, tels que des lettres d’accusation et des interrogatoires, sont conservés dans des musées et archives, dont une exposition au château de Ponferrada en Espagne.

Ce corpus documentaire, authentifié par trois sceaux cardinalices en cire, met en lumière les confessions de 72 chevaliers interrogés par le pape en 1308, ainsi qu’un parchemin découvert en 2001 contenant l’absolution accordée à Jacques de Molay (Grand Maître de l’Ordre des Templiers) et à d’autres chevaliers, qui furent finalement brûlés vifs.

Les sceaux cardinalices en cire ne sont pas des bulles papales, car elles ont été émises par des cardinaux (les bulles papales sont émises uniquement par des papes).

Ces documents, reproduits en fac-similé par les archives secrètes, ont été acquis en 2007 par la ville de Ponferrada, ancienne cité templière, qui commémore l’héritage de ces chevaliers ayant occupé une partie de leur château entre 1178 et 1308.

Les informations contenues dans cet article proviennent de mes notes de cours d’initiation à la paléographie, cours HIS4023 – Lecture des sources manuscrites, et des panneaux informatifs qui accompagnaient les documents exposés au musée.

Victorian Puzzle Purse

Pour l’anniversaire d’une amie, je me suis lancée un petit défi : créer mon propre Victorian Puzzle Purse!

Vous trouverez facilement des informations en ligne, mais pour faire court, le Victorian Puzzle Purse est une carte créée à la main, à partir d’un pliage sophistiqué (style origami).

Certains les appellent également les « enveloppes virevent ». Elles étaient particulièrement en vogue au Royaume-Uni du XIXe siècle, durant la Saint-Valentin.

En pleine époque victorienne, ces petites cartes étaient très populaires et le défi pour le destinataire était de parvenir à replier correctement la carte!

Elles pouvaient être confectionnées à partir de papier, ou de tissus. Riches d’illustrations d’oiseaux, de fleurs ou de cœurs, elles contenaient généralement des mots doux destinés à la flamme du moment. Au centre, elles pouvaient même contenir une mèche de cheveux ou tout autre petit présent. Même si elles étaient très populaires durant la fête des amoureux, elles pouvaient aussi êtres offertes durant d’autres occasions spéciales.

C’est au XIIIe siècle qu’on vit apparaître le « Letterlocking » — c’est-à-dire une technique de pliage principalement conçue pour protéger la confidentialité du message. Quant à lui, le Victorian Puzzle Purse n’est apparu qu’au XIXe siècle, mettant davantage l’accent sur l’expérience de découverte et d’expression personnelle que sur la sécurité du message.
Pour les curieux, je parle brièvement du « Letterlocking« , avec démonstration à l’appui dans ce court article :
https://atelierenluminure.com/2019/09/08/avant-lapparition-des-enveloppes/

Dame à la licorne

Se donner des défis !

Un jour, mon conjoint avait trouvé dans une friperie montréalaise le livre « The Lady and the Unicorn », de Sutherland Lyall. Agréable découverte, c’est avec bonheur que je le parcourais, encore et encore, sans jamais me lasser d’admirer le travail sublime des six tapisseries réalisées en France vers le début du XVIe siècle.

À mon seul désir (La Dame à la licorne) – Musée de Cluny, Paris. Source : Wikipedia.

Durant cette même période, je dévorais aussi des yeux « Le livre de chasse », de Gaston Phoebus : j’étais émerveillée par les végétaux et les ciels, tous plus élégants et étoffés les uns que les autres.

Source : Bibliothèque Nationale de France.
Source : Bibliothèque Nationale de France.
Source : moleiro.com

À mes yeux, ces deux univers se rejoignent à travers leur ornementation d’une précision remarquable, leur élégance raffinée et leurs couleurs vibrantes. Le traitement de la végétation dans le livre de chasse rappelle celui des tapisseries de verdure, typiques de la fin du Moyen Âge. Dans les deux cas, nous sommes également témoin d’une relation « humain-animal ».

L’illustration ci-bas m’a tout de suite touchée par la tendresse qu’elle dégageait (comparativement aux scènes de chasses souvent sanglantes retrouvées dans le livre de chasse). Cette dame semblait prendre sous son aile, ou devrais-je dire sa robe, la sécurité de cette licorne. L’animal semble lui faire entièrement confiance. Ce fut donc le point de départ de mon illustration.

Tiré de mon livre The Lady and the Unicorn. From Matteus Platearius, Book of Simple Medicines, fol 160. National Library, St. Petersburg.

J’ai commencé par un croquis (maintes fois retravaillé) puis, peu à peu, j’ai façonné la robe de la dame. J’ai d’abord créé mon propre rouge, puis j’ai rehaussée avec des motifs délicats de gouache dorée, afin de lui conférer une beauté somptueuse. L’or véritable, utilisé uniquement pour les bijoux de la dame, vient souligner la richesse de l’ensemble.

Les éléments végétaux ont également constitué un défi passionnant : grâce à une succession de dégradés et de nuances subtiles, j’ai pu leur donner profondeur et dimension, créant ainsi une nature luxuriante. Mon œuvre s’est construite petit à petit, couche après couche, à l’image de la diversité et de la splendeur du monde végétal que l’on retrouve dans les enluminures du livre de chasse.

Ce fut une première belle exploration des tapisseries de verdure typiques de la fin du Moyen Âge !

Et maintenant, le résultat final !

Drôleries ou grotesques

Marginalias

Funeral of Fox Renard. Gorleston Psalter. England, 1310-1324. British library.

Dans une époque comme la nôtre où les livres sont relativement bien classés, dans des catégories clairement définies, il est toujours étonnant de découvrir des illustrations amusantes et satiriques dans les manuscrits médiévaux… surtout lorsque l’on considère que ces livres étaient produits à une époque conservatrice et à des fins essentiellement religieuses !

Bien que les livres anciens aient souvent été commandés pour illustrer des ouvrages liturgiques, il est surprenant de découvrir des illustrations telles que des escargots à tête humaine, des plantes sortant des arrière-trains, ou encore des scènes scatologiques… et pourtant, ces images existent bel et bien dans certains livres d’heures et dans des psautiers !

Breviary of Renaud and Marguerite de Bar, c. 1302-1305.

Ces images satiriques commencent à apparaître davantage à partir de la fin du XIIe siècle et atteignent leur apogée entre le XIIIe et le XIVe siècle. Le terme général « marginalia » désigne tous les éléments que l’on trouve en marge des manuscrits, qu’il s’agisse d’annotations laissées par les propriétaires ou d’illustrations réalisées par les enlumineurs. Bien que ces drôleries ou grotesques apparaissent parfois ailleurs que dans les marges, elles n’ont, a priori, aucun lien direct avec le texte principal. Elles rencontrent un grand succès dans les ateliers anglais et dans le nord de la France.

Gorleston Psalter, c. 1310-1324. (British Library Royal MS 49622, f. 13v.).

Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces illustrations ont suscité de nombreux débats ! Bien qu’il n’existe pas de réponse franche et directe sur la raison d’être de ces drôleries ou grotesques, Camille et Manning ont fourni quelques pistes grâce à leurs recherches dans ce domaine moins traditionnel (et souvent négligé) des manuscrits enluminés.

Les XIIIe et XIVe siècles ont connu des bouleversements économiques, sociaux et religieux importants. L’enrichissement de l’Église et son pouvoir grandissant ont suscité de nombreuses critiques.

Lancelot en Prose. Add MS 10294/1 f.1dr | Source: The British Library.

Professeur d’université à Chicago et historien de l’art, Michael Camille explique que ces illustrations pouvaient avoir été réalisées pour critiquer de manière humoristique les figures d’autorité religieuse, les vices humains, certains aspects sociaux, ou encore pour souligner des erreurs qui pouvaient se trouver dans la page.

Également historienne de l’art spécialisée dans les manuscrits médiévaux, Kaitlin Manning explique que parfois, les drôleries n’avaient pas de connotation vulgaire et servaient simplement à signaler des passages intéressants, ou encore à insérer du texte manquant. Elles pouvaient également représenter de simples scènes du quotidien, telles qu’un homme travaillant aux champs, à la forge, ou un scribe en train de copier un manuscrit, etc.

Roman de la Rose, BNF ms FR 25526 fol. CLXr.

Bien qu’il y ait eu des livres très modestes et d’autres luxueusement illustrés, il est important de se rappeler qu’à l’époque, un livre était un objet personnel et coûteux à commander. Il est donc probable que parfois, le contenu du livre ait été adapté aux goûts de son acquéreur, ce qui pourrait expliquer la présence de certaines drôleries.

Il est important de noter que, dans les manuscrits médiévaux, le texte a longtemps primé sur le visuel. Le texte était d’abord rédigé, puis des espaces étaient laissés en blanc pour permettre l’ajout ultérieur des illustrations.

Knight v Snail II: Battle in the Margins (from the Gorleston Psalter, England (Suffolk), 1310-1324, Add MS 49622, f. 193v.

L’ornementation des manuscrits préoccupait particulièrement les Cisterciens (un ordre monastique fondé au XIIe siècle), qui prônaient une vie épurée, voire austère, à travers une grande simplicité de vie. Pour eux, les illustrations représentant des animaux et des créatures fantastiques distrayaient l’esprit. Selon leur vision, les initiales devaient être réalisées en une seule couleur et dépourvues d’illustrations, afin d’éviter toute distraction spirituelle.

Origine inconnue.

Avant le XIIe siècle, les livres étaient essentiellement religieux et principalement rédigés par des membres du clergé. Par la suite, avec l’alphabétisation croissante des laïcs, une plus grande diversité de livres a vu le jour. En plus des livres d’heures, on a commencé à trouver des romans de chevalerie, des récits de voyages et des poèmes épiques. 

Attention à ne pas confondre les drôleries avec les bestiaires!
En effet, vers le milieu du XIIe siècle, un nouveau type d’ouvrage apparaît : le bestiaire. Ces livres sont des ouvrages animaliers richement illustrés où le texte accompagne les images : ils combinent des descriptions et caractéristiques d’animaux réels et fantastiques avec des leçons morales et symboliques.

Bodleian Library, MS. Ashmole 1511, The Ashmole Bestiary, Folio 21r. England, early 13th century.

Très vite adopté par les érudits anglais, ce genre de livre rencontre un grand succès. C’est durant cette époque qu’on observe un véritable engouement pour la connaissance du monde naturel, notamment des animaux et des plantes (herbiers).

Pour conclure, je dirais que cet article n’est qu’une simple exploration du fascinant univers des drôleries dans les manuscrits médiévaux. De nombreux chercheurs et iconographes ont étudié ces illustrations amusantes, et il ressort globalement que ces images servaient souvent à exprimer des commentaires satiriques de manière ludique, à l’enrichissement esthétique et à la transmission de messages moraux ou critiques.

Les drôleries offrent ainsi un aperçu précieux des préoccupations sociales et religieuses de l’époque

Pour approfondir le sujet, je vous suggère cette courte vidéo accessible sur le site de la Bibliothèque nationale de France :
https://essentiels.bnf.fr/fr/livres-et-ecritures/histoire-du-livre-occidental/827cc9bf-5a3e-4180-886b-9974538a24b0-livre-medieval/video/4eca87fc-8859-4c43-8020-63ec77f3bc79-droleries

Bible de Paris

Quand vous lisez le titre, à quoi pensez-vous ?
Sans doute à une bible… de Paris !

En Europe vers le XIIe siècle, la population s’accroît, l’administration se complexifie, et le niveau d’éducation augmente. On voit l’apparition les premières universités dont la plus grande, celle de Paris. L’éducation amène une nouvelle réalité : les étudiants ont besoin de livres ! Des bibles, notamment.

Berlin, Staatliche Museen. Preussischer Kulturbesitz, Kupferstichkabinett, Min. 1233.
Miniature d’un manuscrit montrant un amphithéâtre d’université, datant de la seconde moitié du XIVe siècle.

Hors, leur fabrication s’effectue très lentement dans les monastères, et sont plus souvent destiné à un usage interne.

Le XIIIe siècle voit apparaître les premiers artisans urbains spécialisés, dont les libraires. Les étudiants se rendent chez ces derniers afin de se procurer leur propre bible : c’est ainsi qu’on voit apparaître les tout premiers livres portatifs, c’est à dire les premières possessions individuelles abordables ! Cela provoque une véritable évolution dans l’histoire du livre médiéval.

Pour une mise en contexte de l’époque, il faut se rappeler que seuls les rois, les ducs, les marquis, les comtes, bref les personnes de haut rang, pouvaient commander ou se procurer des livres richement enluminés. Le livre était un objet rare et respecté, voire même vénéré dans certains cas, notamment lorsqu’on lui attribuait des pouvoirs surnaturels.

Manuscrit du Compendium de UBC

Les Bibles de Paris se reconnaissent par leur écriture gothique très compacte et serrée. Elles sont très standardisées, et on retrouve beaucoup d’abréviations. Il y a présences de lettrines rouges et bleues, simplement travaillées. Le but n’est pas d’impressionner le lecteur, mais plutôt de fournir un support d’étude. Les ateliers prônaient la quantité plutôt que la qualité, une première dans l’histoire du livre.

En marge des manuscrits, on peut apercevoir de petites annotations de ce genre :

« Pecia quarta », f. 38r du manuscrit du Compendium de UBC

Ce sont les pecia quarta. Les étudiants pouvaient emprunter une ou plusieurs pecia, et demander à des scribes de recopier ces passages préalablement choisis.

Dis autrement, les étudiants désirant obtenir des copies précises de la bible, demandaient au libraire de donner à copier aux scribes uniquement les passages dont ils avaient besoin. Passages identifiés par les pecia quarta qu’on retrouvait en marge des manuscrits originaux.

Ici, d’autres exemples de pecia quarta :

Après un certain temps, cette façon de faire se répand en Europe. Vous aurez donc compris qu’une Bible de Paris ne provient pas toujours exclusivement de Paris. On appelle ainsi toute bible qui a été réalisée rapidement (donc moins soignée) dans le but de répondre à un besoin de support visuel rapide à un étudiant.

* Les informations contenues dans cet article proviennent principalement de mes notes de cours d’initiation à la paléographie, cours HIS4023 – Lecture des sources manuscrites, UQAM.

Prière du Pèlerin – Jean Debruynne

Après avoir marché sur les Chemins de Compostelle au printemps 2019, je peux vous affirmer que j’ai vécu tous les états d’esprit retrouvés dans la prière du pèlerin, composée par Jean Debruynne. La voici :

Je marcherai sous le soleil trop lourd,
sous la pluie à verse ou dans la tourmente.

En marchant, le soleil réchauffera mon cœur de pierre ;
la pluie fera de mes déserts un jardin.

À force d’user mes chaussures,
j’userai mes habitudes.

Je marcherai et ma marche sera démarche.

J’irais moins au bout de la route
qu’au bout de moi-même.
Je serai pèlerin.

Je ne partirai pas seulement en voyage.

Je deviendrai moi-même un voyage, un pèlerinage.

De retour chez moi, j’avais relu ces phrases et plus que jamais, elles résonnaient en moi.
C’est de cette façon que m’était venue l’idée d’enluminer cette prière pèlerine…

PriereDuPelerin_detail_WEB

PriereDuPelerin_detail2_WEB

L’œuvre fait 21,5 x 28 cm et a été réalisée sur du papier Arches pressé à chaud.
Feuille d’or 23 K. Gouaches Windsor & Newton. Encres Ecoline rouge et Higgins Eternal noire.
Enluminure gothique, bordure réalisée principalement de fleuronnés bleus et rouges.
Présence d’une initiale historiée, texte calligraphié en gothique textura et ponctué de lettres d’inspiration tourneure.

PriereDuPelerin_complet

Je voulais profiter de ce projet, que j’ai documenté visuellement, pour vous partager les principales étapes de réalisation d’une enluminure. Car bien souvent, les gens me posent des questions sur le temps que je mets à la réalisation d’une œuvre, mais n’imagine pas toute la préparation qu’il peut y avoir en amont…

Ainsi, lorsque j’ai trouvé mon idée, voici comment je procède généralement :

  1. D’abord, il y a la recherche préliminaire.
    Quelle style/période de l’enluminure ai-je envie de privilégier ? Quelle grandeur l’œuvre fera-t-elle ? À cette étape, j’essaie d’évaluer la grandeur de bec de plume qui me sera nécessaire pour écrire le texte, la lettrine à travailler (le J dans ce cas-ci) et la mise en page générale.
    0
    calligraphie_premiers essaies0
  2. Par la suite, je réajuste ma grosseur de bec de plume et j’approfondie ma mise en page : je commence à réaliser des croquis plus précis. Dans ce cas-ci, celle de l’initiale historiée et de la bordure.
    0
    calligraphie enluminure_croquis0
  3. Après transposition de mon tracé final sur mon papier Arches et traçage des réglures (lignes fines qui recevront le texte), je pose la feuille d’or.
    0
    pose feuille or0
  4. Puis, je calligraphie le texte.
    Bec de plume utilisés dans ce cas-ci : 1.5 mm (C4) pour le titre et 1 mm (C5) pour le texte.
    0
    calligraphie0
  5. Et finalement, je pose les couleurs en aplat, les rehauts et enfin les cernes.
    0
    bazar bordel atelier

Vous avez maintenant une petite idée de tout le travail qui peut se cacher derrière une page enluminée – du moins lorsqu’elle est issue de notre propre création !

Le livre de la chasse – Gaston Fébus

livre ouvert

J’aimerais vous introduire dans l’univers du célèbre manuscrit Le livre de la chasse. Ce codex est bien connu dans le monde des manuscrits enluminés, il fait même parti des manuscrits les plus précieux de la Bibliothèque nationale de France.

C’est un ouvrage de vénerie médiéval, c’est-à-dire un livre qui traite de la chasse à courre (venari en latin signifie chasser). Cette technique de chasse était anciennement utilisée et visait à poursuivre un animal sauvage jusqu’à son épuisement, à l’aide de chiens courants. Quant au rôle du cavalier/chasseur, il consistait à suivre et contrôler les chiens.

Le livre de la Chasse2-1

Un peu d’histoire…

Gaston III de Foix-Béarn (1331-1391), comte de Foix et vicomte de Béarn, orthographie son surnom avec la graphie de la langue d’oc Febus (et non pas Phébus ou Phœbus). Il semblerait que le comte écrivait son surnom de cette manière dans le but de se démarquer. Fébus est reconnu parmi ses pairs comme l’un des plus grands chasseurs de son époque. Ses compétences en tant qu’écrivain et poète (langue d’oc et français) lui sont particulièrement utiles lorsqu’il compose Le livre de la chasse, qui deviendra l’un des livres les plus célèbres de la littérature cynégétique. Le contenu du codex est dicté à un copiste entre 1387 et 1389 et sera dédié à Philippe le Hardi, duc de Bourgogne. Pour Fébus, la chasse est une activité courtoise, noble et respectable, qui éloigne dignement l’Homme de l’oisiveté des plaisirs mondains.

Le texte est apprécié pour sa technicité car il décrit minutieusement les proies et comment les chasser. L’œuvre comprend quatre livres : Des bêtes douces et des bêtes fauves, De la nature des chiens et de leur dressage, De l’instruction des veneurs et de la chasse à courre et enfin, Chasse aux pièges et engins et à l’arbalète. Il existerait quarante-quatre copies manuscrites du codex.

livre de la chasse_detail
Écriture gothique, de langue française. Éléments typiques de la période gothique : présence de fleuronnés rouge et bleu, et lettrine présentant un fond en or (les lettres en or caractérisaient plutôt la période romane).

Les enluminures

Le livre est composé de riches illustrations d’une incroyable force, comparables à celles des Bibles, et contient 87 miniatures. Les enluminures ont été confiées à plusieurs artistes, notamment au Maître des Adelphes, le Maître d’Egerton et le Maître de l’Epître d’Othéa. Les illustrations peintes s’inscrivent dans le courant gothique international (présent à la fin de la période gothique) qui se caractérise par une volonté d’élégance sophistiquée, où une grande attention est portée aux motifs des étoffes, aux détails des drapés, de la végétation, des animaux, etc.

Au moyen-âge, les illustrations s’inscrivaient dans un système de représentation très codifié. Le but n’était pas de représenter l’espace réel ni la recherche du réalisme, mais plutôt de véhiculer des valeurs hiérarchiques.

Afin de mieux comprendre les valeurs picturales médiévales, explorons-en quelques unes…

Scene du livre_La chasse

Notions de petits et de grands
Dans l’illustration ci-haut, remarquez bien la taille des cavaliers (situés en haut de l’image) par rapport aux valets (situés en bas). Étant donné leur petite taille, on serait porté à croire que les personnages du bas sont des enfants. Mais dans les faits, les cavaliers ont été représentés comme de grands personnages pour nous indiquer leur supériorité hiérarchique par rapport aux valets.

La droite et la gauche
Les éléments présentés à droite de l’image ont généralement plus d’importances que ceux présentés à gauche. Toujours dans l’exemple ci-haut, le positionnement à droite du cerf nous révèle son importance : en effet, c’est le centre de l’attention car c’est la proie chassée. Dans le même ordre d’idée, le seigneur est représenté à droite de son aide, le valet qui manœuvre le limier est situé à droite des autres valets, toujours dans la même intention de démontrer ou de renforcer la relation hiérarchique entre les personnages.

Le dédoublement
La répétition d’un élément vient toujours renforcer son action : le seigneur et son aide, les deux chiens qui se trouvent côte-à-côte, etc. Leurs forces sont alors conjuguées vers un but commun, celui de traquer la proie. Par opposition, le cerf n’a pas de double : cela intensifie davantage sa vulnérabilité et son isolement.

Dynamique de l’image
Nous assistons à un temps fort d’une scène de chasse, moment où le seigneur sonne le cor pour appeler sa meute de chiens. Tous les éléments de gauche convergent et pointent vers la proie située en haut à droite, créant ainsi une diagonale qui traverse l’image et en augmente la tension. Le cerf semble même presque prisonnier des limites du cadrage de l’image. 

le livre de la chasse Gaston-Phoebus-1331-1391-Le-Livre-de-la-chasse-Detail

La vue de profil et celle de face
De manière générale, et c’est particulièrement vrai dans l’exemple ci-haut, les vues de face représentent un personnage important, figé dans un rôle hiérarchique ou royale, tandis que les vues de profil représentent des personnages qui sont en pleine action. On voit ici un seigneur représenté de face et pourvu de ses attributs royaux, entouré de valets qui vaguent à leurs occupations.

La proximité versus l’éloignement
Les éléments (humains, animaux, etc.) qui sont représentés proches les uns des autres donnent une impression de communion et se font écho dans leurs gestes. À l’opposé, un élément isolé par rapport aux autres marque soit l’importance de son statut, soit son conflit relationnel ou encore son indépendance. Dans le cas de l’illustration ci-haut, notez combien le roi est visuellement isolé des autres personnages, tandis que les valets et les limiers se touchent pour former une sorte de « ribambelle » de part et d’autre du roi, leur supérieur hiérarchique.

livre chasse_lapin

Les arrière-plans
Les fonds aux dallages variés, qui rappellent les tapisseries de l’époque, sont l’œuvre de praticiens spécialisés. Ils sont omniprésents dans l’œuvre. Quant à la végétation, elle a été réalisée dans une gradation de verts, posés ton sur ton, typique de la fin du moyen-âge. Le livre de la chasse est également considéré comme le premier ouvrage zoologique à voir le jour. La faune et la flore sont si bien réalisées que le naturaliste Georges-Louis Leclerc de Buffon se servira du livre comme d’un manuel d’histoire naturelle. D’autres générations de naturalistes utiliseront les illustrations du codex en exemple et ce, jusqu’au XIXe siècle.

Ainsi, le célèbre livre de Fébus fait encore parler de lui aujourd’hui car il constitue un véritable chef-d’œuvre de l’art de la chasse. Il y aurait encore matière à approfondir le sujet, mais cet article a le mérite d’être une bonne entrée en la matière !