Un travail invisible, mais fondamental
Quand on regarde un manuscrit ancien, on est souvent captivé par la magnificence des enluminures qu’il contient et par les textes patiemment tracés par les scribes. Mais ces derniers réalisaient également une étape importante, souvent discrète mais essentielle et dont on parle très peu : les réglures.
Avant même de tracer la moindre lettre, le scribe devait structurer chaque page avec précision. Ce travail préparatoire constituait le fondement de l’organisation du manuscrit.
Mais avant d’aller plus loin, voyons ensemble le rôle du scribe.

La mission du scribe
Pour comprendre l’importance des réglures, il est essentiel de se replonger dans le contexte historique de l’époque. Le scribe travaillait principalement dans les monastères, où il avait pour mission de recopier les textes sacrés. C’était un travail répétitif, laborieux, et surtout minutieux.
Dans les traditions bénédictines et cisterciennes, inspirée de la Règle de saint Benoît (rédigée au VIe siècle par Benoît de Nursie)1, le travail manuel faisait partie intégrante de la vie monastique. La copie des textes répondait non seulement à des besoins liturgiques et spirituels, mais elle était aussi perçue comme une forme de prière en action.

Sophie Cassagnes-Brouquet, La passion du livre au Moyen Âge, Rennes, Éditions Ouest-France, p. 19.
Ainsi, le rôle du scribe était méritoire et élevé au rang de sacré :
« C’est une noble tâche que de copier des livres sacrés, et le scribe ne manquera pas sa récompense. Il est préférable d’écrire des livres que de planter des vignes : celui-là entretient son ventre, celui-ci son âme. »2 On disait même « qu’autant de péchés étaient absous au purgatoire qu’il y avait de lignes et de points dans un livre. »3
La préparation des réglures
Une fois le parchemin (peau animale) préparé et prêt à l’emploi, il pouvait être remis au scribe. Avant même de commencer à écrire, ce dernier devait d’abord préparer la mise en page du support. C’est à cette étape qu’intervenait la réglure : un ensemble de lignes tracées horizontalement et verticalement, destinées à structurer la page.
Il est intéressant de noter que, tout comme les livres imprimés modernes, les manuscrits médiévaux sont généralement plus hauts que larges. Pourquoi ? Parce que la peau animale utilisée comme parchemin est naturellement de forme oblongue. Lorsqu’elle est pliée pour former des cahiers, le format qui en résulte est logiquement plus allongé que large.4
Les réglures définissent l’emplacement du texte, des marges, des colonnes, et la place réservée aux lettrines, aux décors et même aux illustrations. En ce sens, elles agissent comme la portée pour un compositeur de musique.

Dans ma propre pratique, j’utilise une mine de plomb pour tracer les réglures. Mais à l’époque médiévale, les premières réglures étaient principalement réalisées à la pointe sèche (outil pointu), avant que l’usage du plomb puis de l’encre ne se généralise.
Les techniques des scribes
Les scribes réalisaient des petites perforations, appelées piqûres (petits trous), sur les bords de la page. À l’aide de ces repères, le scribe pouvait ensuite reporter les réglures de manière uniforme sur plusieurs feuillets.5

Grâce à l’usage de la pointe sèche, il était possible de tracer simultanément le recto et le verso d’un feuillet — voire plusieurs feuillets empilés — ce qui représentait un gain de temps appréciable. Ensuite, il ne restait plus qu’à relier les points perforés par un trait.
À propos des bifeuillets
Le terme bifeuillet désigne une feuille pliée en deux, donnant deux feuillets (ou quatre pages). On utilise également le terme latin bifolium dans les études codicologiques.
Je vous invite à visionner cette courte vidéo qui complète mon explication sur la composition d’un cahier. Bien qu’elle soit en anglais, elle est très visuelle et donc facile à comprendre.
Dans certains manuscrits conservés, on peut encore apercevoir ou sentir sous les doigts les traces de ces réglures, véritables témoins du travail préparatoire accompli par le scribe.

L’importance codicologique des réglures
Les réglures ne servaient pas uniquement à organiser visuellement le texte : elles ont aujourd’hui une valeur précieuse pour les codicologues, ces spécialistes des manuscrits anciens. En effet, les techniques de réglure peuvent permettre de dater un manuscrit, d’en identifier l’origine géographique, ou de retracer l’évolution du travail des copistes.
Par exemple, à partir du XIIe siècle, l’usage du plomb pour tracer les réglures devient courant. On continue d’utiliser des piqûres pour marquer les repères, mais celles-ci sont désormais reliées par des traits tracés à la mine de plomb, plus visibles que ceux de la pointe sèche.
Ainsi, dans ce détail, on peut voir les piqûres régulières à droite, qui orientent le texte écrit par le scribe à gauche.

À la fin du Moyen Âge, l’utilisation de l’encre pour les lignes devint de plus en plus courante. Elle était parfois très visible dans le dessin de la page, tel qu’on peut l’apercevoir dans cet extrait de Le Roman de la rose (XIVe siècle).

Les réglures sont donc bien plus qu’un simple outil de mise en page : elles témoignent du savoir-faire des scribes, de la rigueur du travail monastique et de l’intelligence silencieuse à l’œuvre dans chaque manuscrit médiéval.

Sophie Cassagnes-Brouquet, La passion du livre au Moyen Âge, Rennes, Éditions Ouest-France, p. 23.
Fait intéressant à noter : bien que l’imagerie populaire représente souvent les moines copistes écrivant à la lueur des bougies, cette vision est inexacte en raison du risque élevé d’incendie6. L’écriture s’effectuait principalement à la lumière naturelle, dans des espaces orientés vers le soleil, en accord avec les rythmes saisonniers et les heures canoniales de la vie monastique.7
Références :
1https://agora.qc.ca/documents/Monachisme–La_regle_de_Saint-Benoit_par_Emile_Levasseur
2Sophie Cassagnes-Brouquet, La passion du livre au Moyen Âge, Rennes, Éditions Ouest-France, p. 18.
3Ingo F. Walther et Norbert Wolf, Codices illustres. Les plus beaux manuscrits enluminés du monde, 400 à 1600, Cologne, Éditions Taschen, p. 20.
4Christopher De Hamel, Une histoire des manuscrits enluminés, Éditions Phaidon, p.89.
5Christopher De Hamel, Une histoire des manuscrits enluminés, Éditions Phaidon, p.91.
6https://www.laphamsquarterly.org/roundtable/words-without-borders
7https://www.newliturgicalmovement.org/2025/02/the-rhythms-of-day-and-night-in-rule-of.html
