Marginalias

Dans une époque comme la nôtre où les livres sont relativement bien classés, dans des catégories clairement définies, il est toujours étonnant de découvrir des illustrations amusantes et satiriques dans les manuscrits médiévaux… surtout lorsque l’on considère que ces livres étaient produits à une époque conservatrice et à des fins essentiellement religieuses !
Bien que les livres anciens aient souvent été commandés pour illustrer des ouvrages liturgiques, il est surprenant de découvrir des illustrations telles que des escargots à tête humaine, des plantes sortant des arrière-trains, ou encore des scènes scatologiques… et pourtant, ces images existent bel et bien dans certains livres d’heures et dans des psautiers !

Ces images satiriques commencent à apparaître davantage à partir de la fin du XIIe siècle et atteignent leur apogée entre le XIIIe et le XIVe siècle. Le terme général « marginalia » désigne tous les éléments que l’on trouve en marge des manuscrits, qu’il s’agisse d’annotations laissées par les propriétaires ou d’illustrations réalisées par les enlumineurs. Bien que ces drôleries ou grotesques apparaissent parfois ailleurs que dans les marges, elles n’ont, a priori, aucun lien direct avec le texte principal. Elles rencontrent un grand succès dans les ateliers anglais et dans le nord de la France.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces illustrations ont suscité de nombreux débats ! Bien qu’il n’existe pas de réponse franche et directe sur la raison d’être de ces drôleries ou grotesques, Camille et Manning ont fourni quelques pistes grâce à leurs recherches dans ce domaine moins traditionnel (et souvent négligé) des manuscrits enluminés.
Les XIIIe et XIVe siècles ont connu des bouleversements économiques, sociaux et religieux importants. L’enrichissement de l’Église et son pouvoir grandissant ont suscité de nombreuses critiques.

Professeur d’université à Chicago et historien de l’art, Michael Camille explique que ces illustrations pouvaient avoir été réalisées pour critiquer de manière humoristique les figures d’autorité religieuse, les vices humains, certains aspects sociaux, ou encore pour souligner des erreurs qui pouvaient se trouver dans la page.
Également historienne de l’art spécialisée dans les manuscrits médiévaux, Kaitlin Manning explique que parfois, les drôleries n’avaient pas de connotation vulgaire et servaient simplement à signaler des passages intéressants, ou encore à insérer du texte manquant. Elles pouvaient également représenter de simples scènes du quotidien, telles qu’un homme travaillant aux champs, à la forge, ou un scribe en train de copier un manuscrit, etc.

Bien qu’il y ait eu des livres très modestes et d’autres luxueusement illustrés, il est important de se rappeler qu’à l’époque, un livre était un objet personnel et coûteux à commander. Il est donc probable que parfois, le contenu du livre ait été adapté aux goûts de son acquéreur, ce qui pourrait expliquer la présence de certaines drôleries.
Il est important de noter que, dans les manuscrits médiévaux, le texte a longtemps primé sur le visuel. Le texte était d’abord rédigé, puis des espaces étaient laissés en blanc pour permettre l’ajout ultérieur des illustrations.

L’ornementation des manuscrits préoccupait particulièrement les Cisterciens (un ordre monastique fondé au XIIe siècle), qui prônaient une vie épurée, voire austère, à travers une grande simplicité de vie. Pour eux, les illustrations représentant des animaux et des créatures fantastiques distrayaient l’esprit. Selon leur vision, les initiales devaient être réalisées en une seule couleur et dépourvues d’illustrations, afin d’éviter toute distraction spirituelle.

Avant le XIIe siècle, les livres étaient essentiellement religieux et principalement rédigés par des membres du clergé. Par la suite, avec l’alphabétisation croissante des laïcs, une plus grande diversité de livres a vu le jour. En plus des livres d’heures, on a commencé à trouver des romans de chevalerie, des récits de voyages et des poèmes épiques.
Attention à ne pas confondre les drôleries avec les bestiaires!
En effet, vers le milieu du XIIe siècle, un nouveau type d’ouvrage apparaît : le bestiaire. Ces livres sont des ouvrages animaliers richement illustrés où le texte accompagne les images : ils combinent des descriptions et caractéristiques d’animaux réels et fantastiques avec des leçons morales et symboliques.

Très vite adopté par les érudits anglais, ce genre de livre rencontre un grand succès. C’est durant cette époque qu’on observe un véritable engouement pour la connaissance du monde naturel, notamment des animaux et des plantes (herbiers).
Pour conclure, je dirais que cet article n’est qu’une simple exploration du fascinant univers des drôleries dans les manuscrits médiévaux. De nombreux chercheurs et iconographes ont étudié ces illustrations amusantes, et il ressort globalement que ces images servaient souvent à exprimer des commentaires satiriques de manière ludique, à l’enrichissement esthétique et à la transmission de messages moraux ou critiques.
Les drôleries offrent ainsi un aperçu précieux des préoccupations sociales et religieuses de l’époque
Pour approfondir le sujet, je vous suggère cette courte vidéo accessible sur le site de la Bibliothèque nationale de France :
https://essentiels.bnf.fr/fr/livres-et-ecritures/histoire-du-livre-occidental/827cc9bf-5a3e-4180-886b-9974538a24b0-livre-medieval/video/4eca87fc-8859-4c43-8020-63ec77f3bc79-droleries