Des manuscrits oubliés qui auraient pu changer la face du monde
L’étude des manuscrits anciens est passionnante !
Ces témoins silencieux de l’histoire nous permettent de remonter le temps pour explorer les connaissances, les croyances et le quotidien de nos lointains ancêtres.
Encore de nos jours, ils fascinent, et on continue d’en découvrir — certains n’ont même jamais été lus ni étudiés depuis des siècles !
On estime qu’environ un million de manuscrits médiévaux ont traversé les siècles jusqu’à nous. Mais ce chiffre ne représente qu’environ 9 % de la production totale de l’époque : il y aurait donc eu plus de 11 millions de manuscrits créés au Moyen Âge, dont la grande majorité a été perdue ou détruite…1

Livre « L’enluminure romane au Mont-Saint-Michel », édition Ouest-France, p.135.
Le parchemin, principalement fabriqué à partir de peaux de veau, de mouton ou de chèvre, était l’un des supports d’écriture privilégiés au Moyen Âge. Sa fabrication, longue et complexe, pouvait prendre plusieurs semaines. Il en résultait un matériau solide… et coûteux. Sa rareté le rendait précieux.
Pour cette raison, il arrivait qu’un scribe efface un texte considéré comme secondaire — soit par grattage à la lame, soit par lavage — afin de réutiliser le parchemin pour y écrire un nouveau texte.
Ce procédé de recyclage médiéval porte un nom : le palimpseste. Le mot vient du grec ancien palimpsêstos (παλίμψηστος), qui signifie « gratté de nouveau ».2
Mais un texte effacé n’est pas nécessairement perdu.
Parfois, il est possible de distinguer à l’œil nu une faible trace d’écriture sous le texte visible.

Codex Guelferbytanus 64 Weissenburgensis
(texte inférieur date du IVe et celui supérieur date du XIIIe siècle).
Il ne faut pas croire que seuls des textes jugés « peu importants » étaient effacés : certains écrits étaient volontairement supprimés pour des raisons politiques ou religieuses. Notamment des textes païens, hérétiques ou considérés comme obsolètes, ont ainsi pu être effacés pour faire place à des écrits plus conformes à la doctrine dominante de l’époque.
Par exemple, des traités médicaux ou scientifiques antiques ont pu être effacés dans des monastères pour copier des textes religieux. On retrouve un exemple souvent cité dans le cas du palimpseste d’Archimède… mais l’histoire est bien plus surprenante.
Le palimpseste d’Archimède
Ce fascinant manuscrit contient les copies d’écrits rédigés au IIIe siècle avant notre ère par Archimède de Syracuse, l’un des plus grands savants de l’Antiquité. C’est en 1906 que ses traités ont été redécouverts dans un manuscrit effacé puis réutilisé — le fameux palimpseste d’Archimède.
À la stupéfaction des chercheurs, l’étude de ses écrits a révélé que le mathématicien utilisait des concepts très avancés pour son époque, certains anticipant même ceux du calcul infinitésimal développé près de 1800 ans plus tard par Newton !3 Imaginez si ses découvertes avaient été comprises et diffusées dès le Moyen Âge… Aurions-nous assisté à une révolution scientifique dès la Renaissance, changeant ainsi la face du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui ?

Source : Unbekannt Private – Collection Bridgeman Images
Il est important de souligner qu’aucun manuscrit original d’Archimède n’a survécu. Ses écrits ont été copiés par des scribes byzantins chrétiens au Xe siècle après J.-C. Sans leur travail de transmission, l’œuvre de ce génie antique aurait pu disparaître à jamais. Le simple fait que ce codex ait existé démontre que certains chrétiens se souciaient de l’œuvre d’Archimède et souhaitaient la préserver4 — ce qu’on oublie parfois, car l’idée contraire est souvent véhiculée.
Mais au XIIIe siècle, après la chute de Constantinople et le chaos qu’elle engendra, le manuscrit fut déplacé à Jérusalem. Il tomba entre les mains d’un prêtre chrétien qui, n’ayant sans doute pas de parchemin disponible pour rédiger son livre de prière, sacrifia, sans le savoir, une œuvre scientifique majeure pour un usage liturgique.4
Mais ce n’est pas le seul exemple marquant
Un autre exemple célèbre est le Codex Ephraemi Rescriptus, un manuscrit de vélin d’origine égyptienne rédigé en écriture grecque onciale au Ve siècle.5 Il est exceptionnel car il contient l’un des plus anciens témoins de la Bible grecque, comprenant à l’origine une large portion de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ce codex est considéré comme crucial pour l’histoire du texte biblique, grâce à son ancienneté et à la richesse des passages qu’il a conservés. Ces textes ont été grattés au XIIe siècle pour y recopier des sermons de saint Éphrem le Syrien, traduits du syriaque.6 Ce palimpseste est conservé à la Bibliothèque nationale de France.

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8470433r
D’autres palimpsestes, moins célèbres, renferment des œuvres rédigées dans des langues aujourd’hui rares ou disparues — comme le syriaque, le copte ou le palmyrénien — contribuant ainsi à préserver la mémoire de cultures oubliées.
Redécouverte grâce aux technologies modernes
Aux XIXe et XXe siècles, on a tenté de faire réapparaître ces textes effacés à l’aide de produits chimiques ou de lumière ultraviolette, mais ces techniques ont parfois endommagé les manuscrits. Aujourd’hui, grâce aux avancées numériques — notamment l’imagerie multispectrale — il devient beaucoup plus facile de découvrir ce que renferment ces couches cachées, sans les abîmer.

Source : BnF. Imagerie multispectrale
https://manuscripta.hypotheses.org/7559
Il existe même, plus rarement, des doubles palimpsestes : des manuscrits sur lesquels deux effacements successifs ont eu lieu, avec trois couches d’écriture superposées.
Dans le cas du Palimpseste d’Archimède, l’imagerie multispectrale a d’abord été utilisée, mais c’est l’accélérateur de particules qui a permis d’aller plus loin dans les découvertes.7
En 2005, au Stanford Linear Accelerator Center (Californie), l’imagerie par fluorescence de rayons X (une technique utilisant un synchrotron) a permis de cartographier chimiquement l’écriture cachée du manuscrit. Le physicien Uwe Bergmann eut l’idée d’utiliser un accélérateur de particules pour détecter de très faibles quantités de fer présentes dans l’encre. Bien que ces encres aient été effacées, les éléments chimiques qu’elles contiennent peuvent encore être « excités » par les rayons X, ce qui les fait émettre une fluorescence caractéristique, révélant l’écriture disparue.7

Source : Walters Art Museum Illuminated Manuscripts
Un mythe tenace : le port des gants !
J’en profite également pour défaire une fausse croyance concernant la manipulation des manuscrits anciens : non, il ne faut pas porter de gants ! Il faut manipuler les manuscrits avec des mains propres et sèches. Porter des gants en coton pour tenir ou tourner les pages d’un livre ou d’un manuscrit réduit la dextérité manuelle et augmente le risque de dommages. Les gants ont également tendance à transférer la saleté, en plus de déloger les pigments ou l’encre de la surface des pages.
Pour conclure, la redécouverte des palimpsestes permet de restituer des textes perdus, d’éclairer des pans entiers de l’histoire littéraire, scientifique, philosophique ou religieuse, et d’enrichir notre connaissance du passé. D’où leur importance pour les philologues, ces chercheurs qui consacrent leur vie à l’étude critique et historique des textes anciens.
Avec des milliers de palimpsestes encore à découvrir et de nouvelles technologies qui ne cessent d’émerger, il est fort probable que d’autres découvertes majeures viendront encore nous surprendre !
Références :
1 Notes de cours : Lecture des sources manuscrites, cours HIS4023, UQAM
2 Wikipédia « Palimpseste »
3 Sciences News « Ancient Infinities«
4 Tales of Times Forgotten « The Truth about the Archimedes Palimpsest »
5 Wikipédia « Codex Ephraemi Rescriptus »
6 Encyclopædia Britannica « Codex Ephraemi Rescriptus »
7 NBC News « Physicists use X-rays to read Archimedes’ works »