Quand l’art et la patience défiaient les siècles

Du temps médiéval à l’urgence contemporaine : que reste-t-il de notre rapport au temps ?

Notre rapport au temps a profondément changé depuis la révolution industrielle, et cette transformation s’est encore intensifiée ces dernières années. Nous vivons dans l’ère de l’instantané : en quelques clics, nous pouvons générer un texte, une image et même un site web en entier. L’automatisation, via l’intelligence artificielle, a profondément changé non seulement notre rapport au temps, mais également l’investissement de soi dans ce que l’on fait. Car pour créer, il faut incarner la pensée et le geste, s’imprégner de ce que l’on conçoit afin de se l’approprier.

De nos jours, nous sommes souvent contraints de faire toujours plus avec moins, obsédés par la rentabilité et la performance immédiate. Le moment présent lui-même semble devenu obsolète, balayé par l’urgence de faire, de publier, de passer à la suite.

Dans cette frénésie du toujours « faire plus vite », je vous invite à faire un pas de côté et à évoquer quelque chose qui, à l’opposé, a pris un temps immense… ce temps du Moyen Âge où la valeur d’une œuvre résidait autant dans sa durée de réalisation que dans sa beauté ou sa spiritualité.

Grandeur silencieuse d’un chef-d’oeuvre roman
Prenons la Bible de Winchester, un manuscrit monumental du XIIe siècle (qui comprend quatre volumes1), réalisé en Angleterre. Elle fait partie des plus grands manuscrits bibliques produits à cette époque dans ce pays. Son état de conservation est si remarquable qu’elle nous donne l’impression d’avoir été réalisée la veille1… alors que plus de huit siècles nous séparent de sa création !

Winchester Bible, 1160 and 1175. Image : Wikimedia Commons, domaine public.

Les volumes ont nécessité 250 peaux de veau2. Non seulement il a fallu du temps pour se procurer ces peaux, mais il faut savoir que le processus de préparation du parchemin était à la fois complexe et coûteux : les méthodes de traitement des peaux d’animaux nécessitaient de longues opérations qui pouvaient durer des semaines.

La rédaction des 936 pages de la Bible fut réalisée par un seul scribe2 ! Sachant qu’une page d’écriture pouvait prendre une journée entière, on imagine facilement que l’ouvrage a dû nécessiter plusieurs années de travail3. Et c’est sans compter les miniatures : six artistes œuvrèrent sur les illustrations de la plus ambitieuse de toutes les éditions bibliques réalisées à l’époque romane. Le travail de ces artistes s’échelonna sur une période d’environ 25 ans3.

Même si le texte fut achevé, plusieurs miniatures n’ont jamais été terminées. Ce phénomène était courant dans les grands projets médiévaux et s’explique par une combinaison de facteurs : mort ou retrait des mécènes, interruption du travail des artistes, contexte politique instable, manque de fonds, ou encore la réorganisation des ateliers au fil des décennies.

Image inachevée de l’Ecclésiaste par le Maître des Figures Bondissantes. Livre de l’Ecclésiaste, V, Bible de Winchester, fol. 268. Photographie de John Crook.
https://www.metmuseum.org/fr/exhibitions/listings/2014/winchester-bible/blog/posts/making-of-the-winchester-bible

Le temps sacré qui rythme le monde
Autre exemple marquant : la réalisation des Très Riches Heures du duc de Berry, qui s’étendirent sur plus de 60 ans. Cet ouvrage fut commandé par le duc Jean de Berry vers 1412-1416, à une équipe de frères enlumineurs flamands : les frères de Limbourg4.

https://les-tres-riches-heures.chateaudechantilly.fr/
double page, folio 1 verso et folio 2 recto

Le duc et les frères limbourgeois décédèrent subitement, probablement lors de l’épidémie de peste au début de l’année 14165. L’oeuvre demeura inachevée durant plusieurs décennies. Ce n’est que 69 ans plus tard, en 1485, qu’elle fut terminée par un peintre de Bourges nommé Jean Colombe, à la demande du duc Charles 1er4. Des recherches suggèrent que, quelque 45 ans plus tôt, le manuscrit aurait possiblement été entre les mains du grand Barthélemy d’Eyck, le temps de terminer le calendrier du mois d’octobre et d’achever quelques illustrations5.

L’œuvre renferme un célèbre calendrier composé de douze miniatures représentant les mois de l’année. Si les livres d’heures présentaient souvent un calendrier illustrant ces douze mois, il était en revanche assez rare que chacun de ces mois fasse l’objet d’une miniature pleine page, plutôt que d’être simplement regroupés dans le calendrier précédant la série des heures proprement dites6. Cette innovation, qui consiste à traiter chaque mois comme une véritable scène narrative et picturale pleine page, confère aux Très Riches Heures un statut exceptionnel dans l’histoire de l’enluminure.

Frères de Limbourg, Les Très Riches Heures du duc de Berry (Calendrier : Septembre), 1411–1416

Les miniatures des calendriers (par exemple, le mois de septembre ci-dessus) représentent un temps cyclique, reflété par la régularité du travail agricole et les cycles de la lune, du soleil et des constellations, perçus comme les signes d’un rythme imposé par Dieu à l’univers. Ce temps n’est pas seulement cosmologique : il est sacré, structuré par le rythme des fêtes et offices religieux, et mis en harmonie avec l’ordre divin de l’univers — bien loin du temps linéaire et orienté vers la performance qui caractérise notre époque.

Ce contraste met en lumière une conception du temps où l’être humain se perçoit comme inscrit dans une continuité cosmique plutôt que comme un artisan pressé, emporté par l’urgence de produire.

Dans l’illustration ci-dessus, le zodiaque inscrit autour et à l’intérieur du corps humain illustre une invention emblématique du Moyen Âge, pleinement développée à partir du XIIIᵉ siècle. Ce type d’image reflète la croyance selon laquelle l’être humain constitue un microcosme, c’est-à-dire un reflet ordonné du macrocosme, de l’univers tout entier6. Elle nourrit l’idée d’un monde cohérent où chaque élément répond à un principe supérieur d’harmonie.

Lecture bénédictine du temps
La Règle de Saint Benoît, rédigée au VIᵉ siècle, offre un éclairage intéressant sur ce rapport médiéval au temps. Dans le monde monastique, le temps n’est jamais un adversaire à maîtriser, mais un cadre structurant, voire un allié. Il devient un espace de maturation plutôt qu’une ressource à exploiter.

Le principe bénédictin d’ora et labora, la pratique de l’alternance entre la prière et le travail, inscrit chaque activité dans un rythme régulier qui oppose résistance à toute forme de précipitation. L’enlumineur, comme le moine, avance par gestes mesurés : la lenteur n’est pas un défaut, mais une condition nécessaire pour que le travail devienne offrande. Ainsi, le geste lent était perçu comme une forme de prière en action.

Le temps habité
Dans ces magnifiques manuscrits enluminés, nous avons une métaphore du temps historique : il y eut le temps d’intention (la demande du commanditaire), le temps de latence (oeuvre inachevée) et le temps de reprise (où un autre artiste projeta son regard de peintre quelques décennies plus tard).

Chaque oeuvre enluminée est un détail de précision qui s’étale sur plusieurs jours, mois ou années. La superposition des couches de peinture, le soin apporté aux détails et l’application de l’or relevaient d’un temps artisanal, lent et mesuré. Ces exemples illustrent parfaitement le rapport au temps dans l’art médiéval : sa continuité malgré les ruptures, et l’idée que les œuvres pouvaient traverser plusieurs générations sans perdre leur sens.

Enluminure du «Titus Livius, Ab Urbe condita » Français 263 BnF.

On peut faire un parallèle avec les cathédrales, dont la réalisation s’échelonna durant des décennies. Comme les enlumineurs, les bâtisseurs de cathédrales travaillaient dans une temporalité qui dépassait leur propre vie : ils savaient qu’ils ne verraient jamais l’œuvre achevée, mais contribuaient malgré tout à une création collective inscrite dans la durée et au-delà de leur existence individuelle.

Le temps n’était pas un obstacle ni une anomalie à dépasser à tout prix comme il l’est aujourd’hui. Il était le fil même de la création : le temps long façonnait la profondeur, nourrissait la spiritualité, révélait le savoir-faire. Chaque geste participait à une œuvre qui dépassait la simple vie humaine, défiant le temps et l’urgence qui nous gouvernent aujourd’hui. Ce temps était habité, et non consommé.

« Que fais-tu comme travail ? », demanda un passant à l’un des deux hommes.
« Je pose des briques », dit l’homme lassé par la répétition de ses gestes sans sens.
« Et toi, que fais-tu ? »
« Moi, je bâtis une cathédrale », dit l’autre, les yeux levés vers ce qu’il imaginait déjà devenir une œuvre immense.

Je conclurais en disant que, non seulement la course contre la montre que nous menons aujourd’hui a des répercussions sur la gestion du temps lui-même, mais elle contribue surtout à un effacement du sens des tâches individuelles : dépourvues de tout projet global, elles deviennent mécaniques et aliénantes, préparant les conditions mêmes de l’épuisement.

Références :
1https://gayemack.com/2012/09/24/the-making-of-the-winchester-bible/
2Ingo F. Walther et Norbert Wolf, Codices illustres. Les plus beaux manuscrits enluminés du monde, 400 à 1600, Cologne, Éditions Taschen, p. 136.
3https://www.metmuseum.org/fr/exhibitions/listings/2014/winchester-bible/blog/posts/making-of-the-winchester-bible
4Ingo F. Walther et Norbert Wolf, Codices illustres. Les plus beaux manuscrits enluminés du monde, 400 à 1600, Cologne, Éditions Taschen, p.281
5https://www.britannica.com/biography/Limbourg-brothers
6Ingo F. Walther et Norbert Wolf, Codices illustres. Les plus beaux manuscrits enluminés du monde, 400 à 1600, Cologne, Éditions Taschen, p.283

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